Créer, c’est penser : l'art selon Nietzsche et Heidegger

27/05/2025

À l'heure où la pensée semble engluée dans les automatismes techniques et les impératifs d'efficacité, il est urgent de se souvenir que l'art n'a pas toujours été un simple ornement. Pour Nietzsche comme pour Heidegger, il est bien plus qu'un divertissement ou un luxe culturel : l'art est un mode d'accès au réel, une forme de pensée à part entière, irréductible aux schémas logiques ou aux vérités abstraites.

Nietzsche : l'art comme affirmation de la vie et du corps

Chez Nietzsche, l'art vaut plus que la vérité. Cette déclaration radicale s'enracine dans un constat : la quête philosophique de la « vérité » s'est trop souvent construite sur une négation du monde sensible. En valorisant l'au-delà, l'idéal, le pur, la métaphysique occidentale a rejeté le corps, les désirs, le devenir – c'est-à-dire la vie elle-même.

L'art, au contraire, prend racine dans le corps. Il exprime les forces vitales, les émotions, les tensions, les pulsions. L'artiste nietzschéen n'est pas un analyste distant : il crée avec son être entier, en puisant dans son « soi » profond, sa « grande raison ». À travers cette création, il affirme le monde tel qu'il est, dans sa diversité, sa souffrance, son chaos et sa beauté. L'art devient alors une réponse au nihilisme : là où la morale, la religion ou la science s'épuisent à chercher du sens dans un au-delà illusoire, l'art affirme ici et maintenant.

Heidegger : l'art comme dévoilement de la vérité

Heidegger, bien que différent dans sa démarche, rejoint Nietzsche sur un point essentiel : l'art donne accès à une vérité qui ne passe pas par le concept, mais par l'expérience. Pour lui, une œuvre d'art n'est pas simplement un objet esthétique ou une reproduction du réel. Elle est un événement de vérité. Elle fait apparaître l'être des choses, leur manière propre de se tenir dans le monde.

Dans la célèbre analyse du tableau de Van Gogh représentant des souliers de paysanne, Heidegger voit dans l'œuvre bien plus que des objets : il y perçoit la fatigue, la terre, la marche, l'humidité, l'effort – tout un monde. L'œuvre ne décrit pas, elle fait surgir. Elle est le lieu d'un dévoilement. Elle ouvre un monde, et en même temps, elle nous relie à la terre, à ce fond silencieux mais porteur de toute chose.

Embellissement, rêve et création

Pour les deux penseurs, l'artiste est un être singulier, non pas en marge du monde, mais intensément lié à lui. Il vit des états exceptionnels – l'ivresse, le rêve – qui le placent dans une ouverture totale. Dans cet état, il ne cherche pas à contrôler ni à prouver : il perçoit, il ressent, il capte l'essence.

Chez Nietzsche, cette ivresse est celle de Dionysos : elle emporte l'individu hors de lui-même, dans une fusion avec les forces vitales. Elle n'est pas fuite, mais intensité. Chez Heidegger, elle est l'élément du « temple intérieur » de l'artiste, où tous les états – voir, sentir, créer – se renforcent mutuellement dans une montée de l'être.

Créer, c'est alors simplifier et amplifier. C'est extraire ce qui, dans chaque chose, frappe l'esprit par sa justesse, sa forme essentielle, ce que Heidegger nomme morfe ou eidos. L'artiste touche alors à l'être même des choses – non pas leur fonction, mais ce qui en elles fait monde.

Penser autrement, vivre autrement

Ce que Nietzsche et Heidegger proposent, c'est une pensée incarnée, sensible, enracinée dans la vie. Loin des dogmes, des systèmes fermés et des absolus figés, leur conception de l'art nous invite à penser autrement. Penser avec le corps. Penser dans la forme. Penser comme on ressent : dans la densité de l'instant.

Car l'art n'est pas un luxe. Il est une nécessité. Non pas parce qu'il embellit le monde, mais parce qu'il nous relie à lui. Il révèle ce qui est, non par le concept mais par l'expérience. Et en cela, il offre une voie : une manière de résister au nihilisme, de réinventer nos valeurs, de faire de la philosophie non plus une discipline abstraite, mais une manière de vivre pleinement.