Le paradoxe de la mort

14/01/2025

La vie et la mort, toujours comme des sœurs siamoises, bien que cette dernière soit plus troublante que la première. La vie est aimée tandis que la mort est détestée. Beaucoup, lorsqu'ils réfléchissent à la mort, s'attardent davantage sur la forme (les circonstances) que sur le fond, qualifiant certaines morts d'absurdes et d'illogiques. Mais pourrait-il y avoir une logique quant à la manière de mourir ? Une réflexion sur l'absurdité de la mort, si tant est qu'elle existe.


Certains exercent profondément leur qualité rationnelle sur des questions qui font gonfler la tête : l'injustice, le bonheur, l'existence, la vie et la mort… Ce que l'on qualifie d'absurde renvoie à l'inexplicable, à ce qui est contraire à l'habitude, à ce qui, au lieu d'être ce qu'il devrait être, devient autre chose, en dehors de la « normalité ». Il semble que nous idéalisions le moment et la manière de mourir (mourir de vieillesse, de maladie et non d'accident, mourir dans son lit), que meure celui qui n'a jamais pris soin de lui-même, mais que celui qui veillait rigoureusement à sa santé meure ? Absurde !

Nous concevons une logique sur la manière de mourir, représentée par la tension entre l'idéalisation humaine et une réalité parfois qualifiée d'absurde. Albert Camus (1913-1960), père de la philosophie de l'absurde, disait : « Tout le monde peut faire l'expérience de l'absurde. » Sans aucun doute, nous sommes tous susceptibles, fragiles, imminents de mourir sans maîtriser la manière, sauf le suicidaire qui, selon Camus, est un aveu que la vie l'a dépassé ou qu'il ne l'a pas comprise.

Nous ne nous accordons pas pleinement sur les questions du pourquoi vivre, pourquoi mourir, et encore moins sur l'interrogation idéalisée du comment mourir (forme et moment), une question qui ne nous offre pas toujours une réponse juste et acceptable. La mort assistée, et même le suicide, représentent le moment le plus existentiel pour les gens ordinaires et leurs commentaires collectifs : pourquoi l'a-t-il fait de cette manière, pourquoi à cet âge, pourquoi alors qu'il était riche, pourquoi alors qu'il était beau ou belle ? Ainsi, qualifier une mort d'absurde ne se limite pas seulement aux morts accidentelles ; même les morts « planifiées » sont parfois perçues comme absurdes.




Les conditions idéales pour mourir

Un exemple de mort absurde est celle qui survient d'en haut, non pas d'une volonté ou d'un dessein divin, mais littéralement : quelque chose tombant en piqué, atteignant un passant par pur hasard. Le mythe entourant la mort du philosophe grec Eschyle (525-456 av. J.-C.) en est une illustration frappante. Selon la légende, une tortue, lâchée par un oiseau en plein vol pour briser sa carapace en tombant, aurait atterri par coïncidence ou destin sur la tête d'Eschyle. Absurde, d'abord parce que la probabilité qu'un événement extérieur, autre qu'un autobus, vienne frapper mortellement quelqu'un est infime, et encore plus si cela tombe du ciel. Après tout, les incidents se produisent généralement à l'horizon. Une chute moins mortelle venue d'en haut, mais tout aussi symbolique, fut celle de la pomme qui, selon un autre mythe, inspira la science à Isaac Newton (1643-1727). Ainsi, mourir à cause de quelque chose venant du ciel, autre qu'un éclair, semble presque inconcevable.

Un exemple plus récent est celui du submersible qui a implosé en juin 2023, emportant à son bord des hommes fortunés. Ces derniers avaient payé le billet d'immersion touristique le plus coûteux pour descendre voir les vestiges du Titanic. Le coût de ce « voyage vers la mort » et la richesse des victimes ont rendu cet événement paradoxal et absurde. Malgré leur pouvoir économique, ces hommes se sont retrouvés enfermés dans l'obscurité, sans possibilité de secours, témoins de leur propre fin tragique. Ces millionnaires exclusifs, qui observaient l'absurde chez d'autres, voulaient eux-mêmes contempler le naufrage de passagers fortunés du Titanic en avril 1912.

Dans nos réflexions quotidiennes, nous, simples mortels, imaginons des scénarios probables et acceptables pour quitter ce monde. Bien que les statistiques enlèvent tout mystère à de nombreux événements humains, certains événements rares et extraordinaires frappent par leur caractère bizarre, exceptionnel et bouleversant lorsqu'ils se produisent.

La mort inattendue, rarement bien accueillie, semble plus dramatique et émouvante selon le contexte dans lequel elle survient. Elle peut aussi paraître plus paradoxale, suscitant ainsi des commentaires dans les cercles sociaux. Le mode, le moment et le lieu où l'on cesse d'exister donnent souvent naissance à l'étiquette de « mort absurde », exclamée parfois dans les condoléances pour remplir un vide. Malheur à celui qui ne manifeste pas son stupéfaction devant la mort !

Parfois, nous croyons avoir une certaine certitude, voire un contrôle, sur les conditions idéales pour mourir. On parle de la « mort du juste », celle qui serait la conséquence d'une vie vertueuse et bienveillante, survenant paisiblement dans la nuit, comme une prolongation éternelle du sommeil. On évoque aussi celui ou celle qui « est mort dans sa loi », pour dire qu'il ou elle a vécu et est mort en restant fidèle à ses convictions, à son mode de vie et à ses valeurs.


Le paradoxe de la mort

Prenons un autre exemple paradoxal de la visite du spectre et de sa faux. On peut imaginer quelqu'un mourir de mélancolie, mais il semble bien moins probable qu'il meure de joie ou de plaisir, à force de rire, comme cela aurait été le cas pour Chrysippe de Soles (281-208 av. J.-C.) à Athènes. Ivre, il aurait vu un âne manger des figues et, hilare, aurait balbutié : « Maintenant, donne à l'âne un verre de vin pour accompagner les figues. » Ce furent ses rires ininterrompus qui l'étouffèrent, le privant de souffle et entraînant son décès. Une mort absurde, car le plaisir et la gaieté ne mènent généralement pas à une fin tragique.

Une autre mort paradoxale, à mon avis, fut celle d'Antoni Gaudí. L'architecte et figure majeure du modernisme catalan fut renversé par un tramway le 7 juin 1926, alors qu'il se rendait à l'église. Paradoxal et absurde si l'on considère que Gaudí fut un urbaniste, un concepteur d'espaces publics, et que ce même espace catalan qu'il avait transformé fut le théâtre de sa mort. Paradoxal et absurde aussi que son style architectural, fondé sur la courbe et l'harmonie des formes, ne l'ait pas aidé à anticiper le danger qui le guettait.

Plus récemment, en juillet 2022, le meurtre de l'ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe a semblé tout aussi absurde. Son assassinat, survenu dans un pays ayant les taux d'homicides les plus bas au monde, interpelle. Que l'on tue un leader politique, censé bénéficier d'une protection, bien que limitée, dans un pays aussi sûr, et avec une arme artisanale non conventionnelle, est une série de faits absurdes. Le lieu, les statistiques, la victime sous protection, l'arme rudimentaire, et le fait que le Japon restreigne strictement l'accès des civils aux armes… Une absurdité sur absurdité.



L'habitude de vivre

En terminant avec ces événements où la faucheuse absurde, risible et paradoxale est la protagoniste, abordons les morts des jeunes : ceux qui ne présentaient aucun symptôme physique, ceux en parfaite santé, ceux qui prônaient ou défendaient la vie ; les médecins qui ne se sont pas soignés eux-mêmes ; le cuisinier étouffé par son plat phare. La mort illustre ici l'adage : « Chez le cordonnier, les chaussures sont les plus mal réparées. » Là où l'on s'attendrait à une maîtrise ou une abondance, la pénurie se manifeste de manière fatidique. Ainsi, la mort de celui qui tombe dans son propre piège ou celle du dompteur de lions, terrassé non par une bête féroce mais par une phobie des souris, devient un paradoxe mémorable.

La singularité de ces événements, à la fois choquante et émouvante, finit souvent par susciter le rire ou la moquerie : comment ce qui n'aurait jamais dû arriver a-t-il pu se produire ? Partagée autour d'un repas, cette anecdote déclenche des éclats de rire, rendant le moment inoubliable pour les convives qui tentent d'expliquer l'absurde.

Eschyle, les plongeurs du Titan, ou n'importe quel inconnu frappé par une fatalité absurde, ont tous rempli la première et unique condition des mortels : être en vie. Tout le reste devient matière à des conversations légères où l'on commente l'étrangeté de leur mort, ponctuée par un refrain quasi unanime : « Quelle mort étrange ! »

Nous oublions pourtant que ce qui est étrange et absurde demeure possible. Il faudrait même accepter « l'absurde » comme un sentiment courant, un état de déraison face à un événement improbable ou paradoxal. L'absurdisme de Camus s'intéressait davantage à la vie qu'à la mort. Pourtant, qui pourrait évoquer l'une sans la perspective inéluctable de l'autre ?

Dans la perspective de Camus et de l'absurdité de la vie, la quête du bonheur est un enjeu central. Au-delà du non-sens ou des raisons de vivre, et de la transcendance de mourir, ce qui nous trouble le plus reste la manière de mourir, qui occupe plus de conversations que les qualités du défunt.

En revenant sur la scène de la mort, il est indéniable que nous faisons des présupposés : nous voulons une mort confortable, rapide, indolore, voire juste. Pourtant, nous résistons à l'idée même de devoir mourir. Nous vivons sans penser à notre propre mort, car tout moment ou toute forme de mourir nous semblerait absurde si nous pouvions en décider.

La mort, comme d'autres états et sentiments abstraits de l'homme, mérite d'être pensée au moins une fois, mais pas davantage. Car la considérer quotidiennement ternirait le plaisir de vivre et assombrirait les optimistes. Bien qu'elle soit un sujet sondable, nous préférons éviter d'y penser. Comme l'a écrit Camus dans Le Mythe de Sisyphe (1942), « Nous prenons l'habitude de vivre avant celle de penser. »