Le capitalisme de l’intelligence artificielle : langage, machines et promesses de fin du monde

23/06/2025

Dans le sillage de Karl Marx, Paolo Virno et Marco Mazzeo proposent une lecture radicalement nouvelle du capitalisme contemporain : un capitalisme qui ne se fonde plus sur la simple exploitation de la force de travail physique, mais sur l'appropriation du langage, des affects et des facultés cognitives humaines. À partir du célèbre « Fragment sur les machines » des Grundrisse, écrit par Marx en 1858, Mazzeo relit notre présent algorithmo-centré comme l'aboutissement d'un long processus de « machinisation » du savoir collectif, désormais porté à son extrême avec l'intelligence artificielle.

Pour Marx, l'introduction des machines automatiques transforme la production : ce n'est plus l'outil qui prolonge la main, mais l'ouvrier qui devient un rouage du système. Le capitalisme intègre le general intellect, ce savoir social objectivé, dans ses moyens de production, tout en continuant de prétendre que seul le travail direct crée de la valeur. Une contradiction fondamentale : la production dépend de plus en plus du savoir collectif, mais le système continue de mesurer la richesse au temps de travail individuel.

Virno actualise cette idée en identifiant le general intellect non seulement à la technique, mais surtout au langage en usage : un general language. Selon lui, les facultés linguistiques, coopératives, expressives des individus deviennent elles-mêmes force productive. Et c'est précisément là que s'inscrit l'intelligence artificielle : comme forme technologique de ce langage collectif capté, archivé, modélisé. Les machines ne sont pas intelligentes au sens humain : elles sont des artefacts historiques, des produits d'un système social qui les nourrit des traces langagières des humains.

Marco Mazzeo développe alors une thèse forte : l'IA est le bras technique d'un capitalisme linguistique qui s'approprie ce que les humains ont de plus vivant — leur parole, leur interaction, leur imagination. Les plateformes, les assistants vocaux, les moteurs de recherche exploitent non pas des gestes physiques, mais des données langagières, collectées gratuitement dans tous les recoins de la vie quotidienne. Chaque commentaire posté, chaque recherche, chaque échange contribue, souvent à l'insu des individus, à entraîner des modèles algorithmiques conçus pour capter, prédire et, in fine, diriger nos comportements.

Ce processus repose sur une illusion entretenue par le capitalisme lui-même : l'idée que l'intelligence artificielle serait autonome, presque magique, détachée de ses racines humaines. C'est une forme moderne de fétichisme technologique, où les machines sont perçues comme des entités indépendantes, alors qu'elles ne sont que les récepteurs sophistiqués de millions d'actes de langage humains.

En s'appuyant sur Marx et sur la tradition italienne de l'opéraïsme, Mazzeo distingue deux dimensions complémentaires : le langage comme phénomène historico-naturel (propre à l'humain, mais ancré dans un contexte) et l'IA comme phénomène historico-artificiel (technologie produite socialement, mais qui tend à effacer son origine historique). Dans ce brouillage, le risque n'est pas simplement économique, mais anthropologique : perdre le sens de ce qui constitue notre humanité dans un monde où l'algorithme prétend tout régir — y compris ce que nous disons, pensons, désirons.

Cette absorption du langage dans la machine capitaliste pousse la production au-delà de l'usine. Elle se dissout dans la vie quotidienne : travailler, c'est aussi flirter sur Tinder, parler dans un Uber, commenter sur Amazon, s'exprimer en ligne. Ce « travail linguistique » est souvent invisible, non reconnu, non rémunéré — mais il produit de la valeur. La figure du travailleur devient floue : chacun, à tout moment, produit quelque chose pour le capital.

Mais cette capture n'est pas une fatalité. Pour Mazzeo, la véritable question n'est pas : l'IA va-t-elle nous remplacer ? Mais plutôt : quelle relation voulons-nous entretenir avec cette intelligence historico-artificielle ? Il ne s'agit pas d'en faire un démon ou un sauveur, mais de comprendre qu'elle est le produit de relations sociales, et qu'elle peut, à ce titre, être transformée.

« Se faire ami de l'automate », disait déjà Berardi. C'est-à-dire : retrouver des usages des machines qui ne reproduisent pas la logique capitaliste d'exploitation, mais ouvrent à d'autres formes de coopération. Le capitalisme de l'IA n'est pas l'ultime stade du développement humain. Il n'est qu'un moment, historiquement situé, d'un conflit toujours en cours entre captation et libération, entre appropriation et invention.

Dans un monde où les machines parlent, il reste à décider : qui parle par leur bouche, et dans quel but ?